Lors d'un déplacement loin de son établissement d'affectation, il
devient difficile de déterminer et de contrôler la durée du travail du
chauffeur : le conducteur assure durant tout ce temps réalise une prestation qui n'en comporte pas moins
des périodes d'inaction ou de répit. Il est en situation de travail mais ne
s'active pas forcément. Est-il pour autant en repos ?
Pendant longtemps, l'absence de toute comptabilisation précise des
temps de travail a permis de contourner la difficulté. Une clause de forfait
était couramment appliquée à cette catégorie professionnelle, laissant croire
que les heures de travail effectuées au delà du seuil horaire fixé (par exemple,
quarante-deux par semaine) n'avaient pas à être rémunérées. De même, bien
des conducteurs ne comptabilisaient pas précisément leur temps de
travail parce que leurs rémunérations étaient assises, du moins partiellement,
sur les distances effectués ou les quantités transportées et non sur le temps
consacré à leur activité salariale.
C'est afin de rompre avec une telle pratique que la Loi d'Orientation
sur les Transports Intérieurs du 30 décembre 1982 (art.9), puis le règlement
européen du 20-12-1985 (art.10) et enfin la convention collective nationale des
transports routiers (art.14) ont interdit toute clause de rémunération calculée
en fonction du rendement et de nature à compromettre la sécurité routière.
Mais dès lors que la rémunération des conducteurs routiers se trouve
plus étroitement liée à la durée effective du travail, la question des contours
de l'activité professionnelle devient cruciale, compte tenu du fait que le
chauffeur se trouve en déplacement sur les instructions de son employeur
mais n'agit pas toujours seulement en considération de la mission qui
lui est confiée (il lui faut se restaurer, se reposer...). En certaines
circonstances, la législation dispose que le chauffeur est au travail.
Cependant, il y a comme une hésitation à en tirer toutes les conséquences,
parce qu'effectivement le travailleur assure plus une veille ou une
surveillance qu'il n'est physiquement
actif. En d'autres circonstances, le législateur décide que le
chauffeur ne travaille pas. Mais là encore, l'ambiguïté persiste. Car s'il ne
travaille pas, la législation ne le considère pas toujours au repos. Sa vacance
est en effet en étroite corrélation avec son activité professionnelle : comme
l'ouvrier qui reprend son souffle après un intense effort, n'est-il pas encore
au travail
quand il s'arrête au bord de la route, contraint et forcé ?
-3- Trois notions juridiques, propres au secteur du transport routier,
forment comme un continuum entre les situations extrêmes du travail nettement
identifiées (conduite et manutention) et celles tout aussi clairement perçues
comme étant du repos (par exemple, les congés payés).
Il y a d'abord les périodes de mise à disposition du chauffeur, celles
que l'on dénomme souvent par les périodes "d'attente". De façon
permanente, il y a une réticence à considérer qu'il s'agit d'une période de
travail à part entière
(A). Il y a ensuite les
"coupures" dans les périodes de conduite. Ces moments de relaxation
ne sont le plus souvent considérés par la réglementation ni comme du travail
effectif ni comme un repos
(B). Il y a enfin les "repos".
réglementaires de courte durée, essentiellement pris en cours de journée ou
d'un jour à l'autre, durant les périodes où le chauffeur travaille
quotidiennement
(C), et dont tout laisse pourtant à penser
qu'ils ne sont pas sans rapport avec la vie de travail, tant il a fallu les
circonscrire pour les protéger et même pour les limiter ! Par l'ambiguïté de
leur régime juridique, par la difficulté récurrente qu'il y a à les rattacher
complètement soit au travail effectif, soit au repos et à la vie privée, ces
notions sont, bien entendu, caractéristiques des ambivalences de la réalité du
métier de conducteur routier
A/ LES TEMPS D’ATTENTE
1 - Nous aborderons principalement le cas des chauffeurs routiers salariés
du secteur des transports publics, notamment le transport de marchandises. Mais
il faut toujours avoir à l'esprit qu'existent encore les conducteurs salariés
travaillant pour des entreprises effectuant des transports pour compte propre,
relevant du droit commun du travail en ce qui concerne le temps de travail. Il
y a, de plus, le cas des artisans chauffeurs, à qui n'est actuellement
applicable que la réglementation européenne des temps de conduite et de repos
(règlements européens du 20 décembre 1985).
2 - Par exemple, les attentes à un poste frontière, aux quais
d'embarquement d'un ferry, devant une entreprise encore en sommeil, face à des
quais de déchargement encombrés, devant le guichet d'un service exploitation
surchargé...
3 - Les chauffeurs "grands routiers" ou "longue
distance" sont ceux qui prennent au moins six repos quotidiens hors de
leur domicile durant un mois, ou quarante repos journaliers par an, hors du
domicile, pour les activités de déménagement (art.5-1 du décret du 26-1-1983).
L'accord "grands routiers" du 23-11-1994 donne une définition
similaire.
-2- Est-ce à dire que les temps d'attente sont considérés aujourd'hui
comme étant pleinement du temps de travail effectif ? Il faut apporter une
réponse nuancée. Une certaine conception du travail se maintient, celle par
laquelle une personne s'active et produit un résultat tangible. Ce modèle
traditionnel fait échec à une conception plus extensive visant toute personne
se trouvant
dans une situation contrainte, qu'elle agisse ou non.
Ainsi, par exemple, continue-t-on d'utiliser le terme de "temps de
service" et non pas de "temps de travail" pour les chauffeurs
"longue distance". De façon symptomatique, la réforme du 27-1-2000,
modifiant le décret du 26-1-1983, n'a pas supprimé cette distinction. Or, les
notions de temps de service et de "mise à disposition" des chauffeurs
sont historiquement liées. La notion de "temps de service" a permis
et permet encore que soit contournée la durée maximale du travail. Le décret de
1983 fixait à l'origine que la durée maximale de service des grands routiers
était de 52 H./sem. (contre 48 H./sem., pour le Code du travail)5 . Cette dérogation était justifiée par le
fait que les
"temps de mise à disposition" n'avaient pas à être
intégralement rémunérés. D'ailleurs, un
arrêt de la Cour de cassation du 27-11-1990 autorisait les entreprises de
transport à ne pas prendre en compte intégralement les temps d'attente pour le
calcul des repos compensateurs, contrairement aux périodes de
"réelles" activités. Cette interprétation est-elle encore tenable
face à la nouvelle définition légale du temps de travail (intégrant
explicitement l'idée de temps à disposition de l'employeur) et la règle d'une
rémunération complète de ces temps de mise à disposition ? Il ne le semble pas.
Pourtant, c'est au moment même où les périodes de mises à disposition semblent
devoir intégrer pleinement le temps de travail effectif que resurgit, maquillé,
le mécanisme
des heures d'équivalence ! Le décret du 27-1-2000, modifiant le décret
de 1983, ré-institue de façon implicite un mécanisme proche des heures
d'équivalence pour le droit au repos compensateur ou récupérateur. En effet,
pour une durée légale du travail passé à 35 heures par semaine, le décompte des
repos compensateurs ou de récupération n'en débutera pas moins qu'à la 40 ème heure pour les grands routiers. comme
avant la réforme du 27-1-2000, la notion de temps de service justifie que soit
dépassée la durée maximale du travail de 48 heures sur la semaine. La durée
maximale du service sur la semaine passe d'ailleurs de 52 à 56 heures ! Mais un
tel "régime de faveur" ne semble pouvoir se justifier que par
l'existence de périodes creuses. On pense évidemment aux périodes d'attente,
sachant que le mécanisme de l'équivalence vise à prendre en compte les périodes
de moindre activité d'un salarié. Certes, lors de ces périodes, le chauffeur
est dorénavant dans le cadre d'un travail effectif, puisqu'il est au moins
rémunéré en fonction de son salaire de base. Il n'est cependant pas complètement
au travail puisque les heures supplémentaires n'interviennent qu'avec retard...
B/ LES COUPURES
en fonction du temps de conduite antérieur. Cette coupure ne correspond
donc pas à une période de complète liberté. D'ailleurs, un chauffeur en retard
sur sa tournée peut être tenté de mettre spontanément un temps de
déchargement/chargement en temps de coupure, afin de gagner du temps. De même,
des pressions peuvent être exercées par l'employeur sur le salarié pour
qu'il effectue certaines tâches, hors conduite, sur ses temps de
coupures. On constate, à l'inverse, que des chauffeurs en retard sur une
tournée, pour des raisons qui ne leur sont pas imputables (ex.
embouteillage...), ne vont pas respecter la coupure. Ils se mettent donc en
infraction.
Aussi, à défaut d'être légalement du temps de travail effectif, les
périodes de coupure sont bien une partie intégrante de la vie de travail. Il
est d'ailleurs un détail troublant : il est communément admis qu'un chauffeur
compétent est celui qui sait "gérer" ses coupures, afin de les
exécuter sans prendre de retard. Enfin, le conducteur est d'autant plus porté à
percevoir la coupure
comme une contrainte professionnelle qu'elle n'est pas... rémunérée !
Aussi, les temps de coupure apparaissent comme un temps de travail pour le
chauffeur.
-3- D'un point de vue juridique, les coupures se présentent d'ailleurs
comme une composante du métier de conducteur routier. Il s'agit d'une
obligation professionnelle dont le non-respect est susceptible d'être
sanctionné de façon disciplinaire par l'employeur. Les coupures naissent du
temps de conduite et se trouvent nécessairement encadrées par de telles
périodes. Elles peuvent en outre correspondre à une période d'attente chez un
client, avant chargement ou déchargement. Dans ce cas, ces périodes sont
considérées comme un temps de travail, nonobstant les limites que nous avons
décrites auparavant, et doivent être alors rémunérées 11 . L'imbrication des coupures dans le temps
de travail et les périodes d'attente est l'occasion de situations
particulièrement
complexes. Par exemple, si l'attente chez un client dure moins
longtemps que la coupure nécessaire, seule cette période d'attente va pouvoir
être rémunérée. Quoique rien ne distingue matériellement l'une de l'autre, le
chauffeur ne s'active pas, cette période globale de latence n'a plus la même
origine. Au départ, c'est le client qui impose l'attente et le chauffeur est
donc
rémunéré. Puis, c'est le chauffeur qui imposerait l'attente au client,
au titre de la coupure. Et là, pour une même période "inactive", le
temps écoulé change juridiquement de sens ! Bien entendu, le chauffeur peut
décider de reprendre son travail et de procéder au déchargement. Mais il
interrompt alors la coupure et devra la reprendre intégralement après .
-4- La nouvelle définition légale du temps de travail (art. L212-14
al.1 CT), qui inclut les moments où le salarié se trouve à disposition de son
employeur, doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des
occupations personnelles, semble plaider pour leur intégration complète à ce
temps, quoique le chauffeur s'arrête de conduire dans un but d'intérêt général
(la sécurité routière). C'est en effet à l'employeur de faire respecter cette
réglementation à son chauffeur. Certes le chauffeur peut profiter de la coupure
afin de prendre un café, par exemple. Cependant, la coupure n'est pas définie
par une activité de détente particulière mais par une rupture obligée et
minimale dans son activité, pour des raisons de sécurité personnelle et
publique. Il s'agit donc d'une obligation professionnelle. Celle-ci accroît le
temps de présence du salarié en cours de service et auprès du véhicule, son
outil de travail. Néanmoins, le décret du 26-1-1983 (art.5), modifié par le
décret du 27-1-2000, continue d'exclure les coupures du temps de
travail effectif des chauffeurs routiers. Ainsi la réglementation routière
persiste-t-elle à traiter ces instants particuliers comme des périodes de
non-travail, malgré l'évolution générale de la législation et l'imbrication de ces
moments
dans le temps de travail.
C/ LES REPOS QUOTIDIENS
Ce dispositif avait été originellement mis en place par un décret du
19-12-1996, applicable à l'ensemble des chauffeurs routiers salariés. Suite à
l'annulation de ce règlement par le Conseil d'État (5-10-1998), les partenaires
sociaux se sont entendus pour en reprendre le contenu par voie conventionnelle.
Il est à noter qu'il existe également une limite légale de l'amplitude
de travail dans le secteur du transport routier de voyageurs, limite posée par
le décret du 23-1-1983. .
Ce n'est que depuis juin 1998 que le Code du travail a intégré la
notion des repos jour-naliers (Cf. L220-1 CT). On retrouve une disposition
analogue concernant les conducteurs des véhicules légers (Cf. le décret du
27-1-2000). Auparavant, dans le droit commun du travail, ces repos journaliers
apparaissaient seulement en creux, au travers de la durée maximale journalière
du travail.
Le rattrapage de ces heures doit s'effectuer avant la fin de la semaine
suivante. Pour un repos incompressible de 8 heures, on a une amplitude de travail
de seize heures,
sachant que durant ces huit heures, le chauffeur va devoir encore
s'alimenter. Il est manifeste que ces repos ne sont souvent que des pauses
durant un déplacement, le chauffeur prenant une chambre d'hôtel ou dormant dans
sa cabine. Dans ces conditions, la distinction subjective faite par le
chauffeur entre les périodes d'activité et de non-activité professionnelle
risque d'être bien ténue !.
Les ambiguïtés de l'activité professionnelle des chauffeurs routiers
semblent
vouloir perdurer, même si, incontestablement, il existe une tendance
à vouloir prendre en compte plus
globalement l'ensemble des périodes où le conducteur se trouve en situation de
travail.
Caractéristique de l'équivoque qui entoure la durée du travail des
conducteurs routiers, mais aussi des évolutions en cours, la directive
européenne n° 2000/34/CE du 22-6-2000 fait entrer le secteur des transports
dans le droit commun du travail alors que la directive 93/104/CE du 23-11-
1993 relative à l'aménagement du temps de travail avait exclu ce
secteur d'activité de son champ d'application (art.1-3). Mais dans le même
temps, la directive du 22-6-2000 effectue une distinction entre les salariés
sédentaires et les "travailleurs mobiles", et admet que ces derniers puissent faire l'objet de mesures
dérogatoires en matière de repos journalier et hebdomadaire, de
temps de pause et pour le travail de nuit.
On retrouve les mêmes difficultés dans les négociations en cours, au
niveau européen, sur la durée du travail des chauffeurs routiers . Pour l'administration, si un chauffeur prend un repos alors qu'il doit,
par ailleurs, effectuer une coupure, cette dernière s'impute sur le repos qui
s'en trouve réduit ou neutralisé (puis-qu'inférieur à une heure). Si
nécessaire, le chauffeur (ou l'employeur) sera donc dans l'obligation
d'allonger la période d'inactivité afin que celle-ci soit comptabilisée comme
un repos officiel, au sens de la réglementation européenne (Cf. note adressée
aux agents de contrôle -1987-). Mais d'autres analyses considèrent que, le
repos entraînant nécessairement un arrêt de la conduite, la coupure se fond
dans le repos, qui n'est en rien réduit par la période correspondante à la
coupure (Cf. Lamy Transport 1998 n° 962).
Par exemple, si un chauffeur s'arrête, pour la pause de midi deux
heures de suite, cette pause peut inclure la "coupure" réglementaire.
Cependant, faut-il en déduire que le chauffeur n'a pris qu'une heure quinze de
repos, pour le calcul des onze ou douze heures de repos journalier, par tranche
de vingt-quatre heures? Dans ce cas, le chauffeur "gagne" en repos.
Comme il n'est comptabilisé en repos qu'une heure quinze sur deux heures
d'arrêt, l'employeur devra lui
accorder plus de repos dans les
heures qui suivent. Dans le cas inverse, où coupure et repos se superposent et
finalement se fondent, le chauffeur "perd" en repos journalier. Les
deux heures précitées sont comptabilisées intégralement dans le temps de repos
quotidien. 19 Art 1-7) de la
directive n° 2000/34/CE ajoutant un nouvel art. 17 bis à la directive de 1993.
Par contre, la directive de juin 2000 rend effective au secteur des
transports, comme pour la plupart des secteurs d'activité, une durée maximale
hebdomadaire du travail fixée à 48 heures...
La réglementation européenne évolue certes vers une prise en compte
directe des temps de
travail alors qu'elle ne connaissait auparavant que des temps de repos
et des temps de conduite (règlement N° 3820/85 du 20-12-1985). Cependant, la
proposition de directive du 24-11-1998 ne prenait pas en compte les temps
d'attente 20 . La décision,
prise en Conseil européen des ministres des transports des 20 et 21 décembre
2000, de retenir ces périodes dans le décompte du temps de travail effectif est
donc caractéristique de l'évolution générale vers une prise en considération
plus globale des différentes situations de travail du chauffeur. Il n'en reste
pas moins que la durée
maximale du travail des conducteurs retenue par cette proposition de
directive (48 heures hebdomadaire) s'apparente à une durée légale du travail
puisqu'elle n'est qu'une durée moyenne pouvant être portée à 60 heures. Elle
est ainsi nettement supérieure, par exemple, à la durée légale et maximale du
travail en France, les dérogations au seuil des 48 heures n'étant admises que
de façon très restrictive (L212-7 al.2 CT). De même, la subtile
définition des temps de travail retenue par le Conseil européen des ministres
des transports est symptomatique des hésitations et des divergences sur l'appréciation
de la nature de ces périodes : outre les périodes de pleine activité
(conduite...), entreraient dans le temps de travail les moments "pendant lesquels le travailleur doit rester sur le lieu de
travail et ne pas, suite aux instructions de l'employeur, disposer librement de
son temps, ainsi que les temps d'attente dont la durée n'est pas connue à
l'avance"21 .
Quoi qu'il en soit, il nous semble que l'écart entre le temps que le
conducteur consacre à sa vie professionnelle et le temps qu'il passe effectivement
au service de son employeur ne puisse être totalement résorbé. L'existence de
longs déplacements en est la cause inhérente. A sa manière, la pratique a
d'ailleurs depuis longtemps appréhendé cette difficulté en octroyant aux
Conducteurs des "frais de route" forfaitaires qui sont étroitement
liés aux contraintes d'un voyage (repas, nuitées, heure de retour aléatoire...)
mais d'un montant sans commune mesure avec les frais professionnels ainsi
occasionnés.